On ne peut s’engager dans un processus de changement sans avoir de cap. Pour aider les acteurs à s’interroger sur leur vision d’un futur commun et sur leurs positions respectives, l‘association F3E a développé un ensemble d’outils et de méthodes pour planifier, suivre et évaluer des actions avec pour but final d’accompagner les processus de changement. Bruno de Reviers, chargé de mission « production et échanges de connaissances » au sein de F3E, en détaille les grandes lignes.
Vous avez engagé il y a quelques années une réflexion sur l’accompagnement des processus de changements complexes. Pourriez-vous nous en dire plus ?
Dans la démarche que nous avons engagée, il ne faut pas comprendre l’accompagnement du changement uniquement comme l’évolution des associations au niveau interne. L’objectif est de s’intéresser d’abord aux évolutions du contexte dans lequel s’insèrent les associations, puis de voir dans quelle mesure celles-ci contribuent à ces évolutions, aux côtés des autres parties prenantes sur les territoires. On décale le regard en essayant de regarder l’écosystème dans lequel se situent les associations, celles-ci n’étant qu’une pièce du puzzle. Entre 2011 et 2013, dans le cadre de ses activités de recherche-action, le F3E a initié plusieurs réflexions collectives avec ses membres, puis constitué des groupes de travail autour de sujets divers : le renforcement des capacités, l’analyse de l’impact, les dynamiques pluri-acteurs, mais tous pré-sentaient une même caractéristique : celle de s’intéresser avant tout à des dynamiques très qualitatives. Depuis des années déjà, l’essentiel de leur travail consiste à accompagner de tels processus de changement, à savoir des dynamiques d’acteurs sans lesquelles aucun développement n’est possible. Les réflexions de ces groupes de travail ont alors convergé vers une attente commune : comment mieux planifier, suivre et évaluer des interventions visant à accompagner ce type de processus ? En partant du constat que les outils méthodologiques classiques, en particulier les études d’impact, ne permettent que très partiellement de répondre à cet enjeu, l’un des groupes de travail s’est penché sur des approches alter-natives déjà développées dans le monde anglo-saxon. Nous les avons analysées, confrontées à la pratique de nos membres, ce qui nous a permis d’aboutir à la production d’un guide « Agir pour le changement » (F3E-COTA, 2014).
Avez-vous un exemple concret de démarche engagée sur ce sujet ?
Oui, à partir de la production de ce guide et des attentes exprimées par les membres des différents groupes de travail, l’idée est née de tester la démarche. C’est dans ce contexte que le programme PRISME a été mis en place en 2014. 13 ONG et une collectivité ont été mobilisées dans un projet, chacune avec leurs partenaires, pour tes-ter une approche orientée sur le changement. 15 expérimentations ont ainsi été lancées dans 10 pays différents et sur diverses thématiques (gouvernance d’un service communal de l’eau, développement local, renforcement des capacités d’un réseau…). Ce programme a été conçu en 3 volets : test de la méthode « grandeur nature », capitalisation collective, diffusion dans son organisation et dans le secteur. Le premier volet a débuté en juillet 2014 et s’est clôturé en décembre 2015, il a consisté à mettre en place un dispositif de planification et de suivi-évaluation orienté sur le changement, sur chacun des 15 terrains d’expérimentation. Durant cette phase, un travail de capitalisation approfondi a été réalisé sur la façon d’animer les ateliers destinés à concevoir un tel dispositif, en fonction des différents contextes. La seconde phase du programme PRISME est prévue à partir de 2016 sur une durée de 3 ans, pour accompagner la mise en œuvre du suivi-évaluation, et capitaliser sur les ajustements qui seront opérés. Au lancement de la démarche, l’enjeu était d’évaluer la qualité de l’action engagée via le suivi-évaluation, mais nous nous sommes rendus compte que l’une des plus-values ressortant fortement de cette première phase était de fédérer l’ensemble des acteurs impliqués dans un projet, autour de la définition de stratégies dépassant le cadre strict du projet. On se projette sur le long terme, sur une conception plus poli-tique, sur des valeurs communes, on fédère des acteurs autour d’une vision politique partagée au-delà du projet. Puis on travaille collectivement sur une répartition des rôles entre les différents acteurs, et des feuilles de route pour chacun vers la vision de long terme.
De votre point de vue, pourquoi ce type d’outil n’est pas très développé en France, mais plutôt dans les pays anglo-saxons ?
Difficile de répondre à cela. Nous avons constaté que l’approche développée en milieu francophone dans le cadre du PRISME mettait très fortement en avant la volonté de fédérer des acteurs autour d’une vision commune. L’approche anglo-saxonne développée dans la littérature met davantage en avant une dimension plus pragmatique, où le but est avant tout de se doter d’outils pour atteindre une vision donnée. D’autre part, la culture de l’évaluation n’est pas très développée en France par rapport au monde anglo-saxon qui est confronté à ces problèmes depuis longtemps. Dans le monde anglo-saxon, l’analyse du changement a été initiée dans les années 1990 dans le secteur social, puis s’est développée plus largement dans le monde du développement inter-national dès la première décennie des années 2000.
Quel a été l’accueil des pouvoirs publics de cette démarche ?
Il y a eu un très bon accueil à l’Agence française de développement dans les services avec lesquels le F3E a l’habitude de travailler. Cette démarche a été considérée comme très utile pour analyser des dynamiques qui s’inscrivent sur du plus long terme et permettent d’appréhender le qualitatif. Toutefois, cette vision reste à contre-courant des évolutions de notre société où le chiffre et le court-termisme constituent la norme, norme à laquelle l’évaluation n’échappe pas. En effet, malgré le développement de ces approches, la référence reste aujourd’hui encore l’étude d’impact dans ses dimensions les plus quantitatives (et notamment lorsqu’on fait appelle à la méthode dite « expérimentale par assignation aléatoire contrôlée » [Randomized Controlled Trial, RTC]), y compris dans le monde anglo-saxon. Cela renvoie à des références culturelles plus larges, avec une croyance naïve que seule la donnée chiffrée, quantitative, est objective, que c’est de l’économétrie que sortira la vérité politique. L’enjeu est donc d’expliquer pour-quoi il est important de se donner les moyens de cette réflexion sur le long terme, ainsi que de mettre l’accent sur les dynamiques d’acteurs. Derrière cela, on retrouve bien une finalité en matière de performance, mais selon une perspective un peu décalée par rapport à la performance usuellement invoquée. Les « approches orientées changement », telles que nous les appréhendons, ambitionnent au contraire de redonner du sens politique à l’action (au projet), défini collectivement et dont on partage collectivement la responsabilité.
Cette démarche a été conçue principalement à destination des organisations de solidarité internationale. Pensez-vous que des associations d’autres secteurs pourraient s’en saisir ? Si oui comment ?
Les approches orientées du changement pourraient se transposer telles quelles sur l’analyse de dynamiques territoriales ou de mise en réseau par exemple. Elles pour-raient concerner beaucoup d’associations qui travaillent sur des enjeux sociaux, qu’il s’agisse de la politique de la ville ou du développement urbain ou social, car elle permet d’analyser l’évolution des pratiques, des comportements, des habitudes, des rapports entre acteurs. C’est une méthode à tiroirs où l’on pioche ce que l’on veut. En revanche, elles sont probablement bien moins adaptées à l’analyse d’enjeux très économiques, par exemple.