Les associations au cœur d’une grande transition

PAR YANNICK BLANC, PRÉSIDENT DE LA FONDA

Le trait dominant de ces dernières années est l’accélération et l’accentuation des mutations que nous avions repérées lors de travaux de prospective. Parmi nos interlocuteurs, le désarroi se double d’une amère déception devant l’inconséquence et l’impuissance du politique. Mais la perception du caractère irréversible des mutations est plus nette. Toujours aussi inquiets, les acteurs associatifs sont disponibles pour de nouvelles perspectives stratégiques, mais la plupart d’entre eux peinent cependant à les énoncer.

La Grande Transition est la résultante de quatre transitions simultanées qui entrent en résonance. La transition écologique : nous prenons collectivement conscience des limites physiques de la planète, que ce soit en termes de ressources, de biodiversité ou de résilience au réchauffement climatique. Cette prise de conscience a déjà commencé à modifier les comportements et les stratégies de nombreux acteurs, à commencer par les entreprises et les consommateurs. Sa traduction en capacité d’action collective soulève de redoutables défis qui mettent en exergue l’obsolescence des organisations politiques.

Malgré l’ampleur de l’enjeu et sa capacité mobilisatrice, la forme « parti politique » s’avère totalement inadaptée à la cause écologique. À une autre échelle, les grandes conférences sur le climat n’ont, jusqu’ici, pas donné de résultats significatifs. La question écologique nous oblige à renouveler profondément les leviers d’action. Mais c’est aussi notre vision du monde qui change radicalement et, pour la première fois, à l’échelle planétaire. Nous sommes la première génération à devoir imaginer le futur dans un monde fini et menacé d’épuisement. La mauvaise conscience avec laquelle nous portons notre dette envers les générations futures nous interdit toute arrogance. Avoir une vision du monde ne consiste plus à faire prévaloir une doctrine mais à proposer des solutions.

Espace mondialisé et temps accéléré

La transition économique se manifeste, dans un espace désormais mondialisé, selon trois axes majeurs : l’hypertrophie de la sphère financière, devenue un système de rente universelle dont les porte-parole les plus lucides de l’économie libérale reconnaissent qu’elle asphyxie toute l’économie ; la destruction des systèmes séculaires d’économie publique (fiscalité, investissement, protection sociale) a atteint un degré irréversible ; la création de valeur se diffracte : elle échappe à l’unité de production (l’entreprise) et se répartit sur des chaînes de valeur combinant la production de biens, de services, d’information, de connaissances, d’externalités, et dont la maîtrise devient l’enjeu central de stratégies économiques.

La transition économique est travaillée par deux tendances antagoniques : celle de l’hyper-concurrence (marchandisation à outrance, concurrence par les prix, innovations disruptives, etc.) et celle de la coopération systémique (écosystèmes industriels, économie de partage, économie collaborative, open source).

La transition numérique impacte la totalité des aspects de l’activité humaine : elle déplace les repères de la production et de la transmission de connaissances, elle modifie notre rapport au temps et à l’espace, elle crée de nouveaux enjeux de pouvoir, elle accélère et reconfigure sans cesse les condi-tions de formation et de disparition des communautés humaines, elle déplace les limites entre le public et le privé, la sociabilité et l’inti-mité. Le numérique n’est pas seulement un ensemble d’outils, il est devenu la force de structuration de la civilisation matérielle. La civilisation numérique émergente ébranle tous les piliers de la société : le travail, l’accès aux informations et aux connaissances, l’éducation, la médecine, la propriété et la circulation des biens culturels et jusqu’à notre façon de « faire connaissance » les uns avec les autres.

Nouvelles règles de gouvernance

La transition institutionnelle est marquée par le déclin des institutions démocratiques conçues au XIXe siècle (assemblées représentatives, États souverains, partis politiques…) et par l’émergence de nouvelles modalités de revendication et d’action collective (Indignés, Occupy, tiers-lieux, réseaux sociaux) et de régulation (exigences éthiques, autorités indépendantes). Mais elle travaille aussi le tréfonds de la société avec les mutations de la famille et de la sexualité, l’évolution des cycles de vie, la mobilité des populations. Nous avons déjà changé notre façon de faire connaissance, de faire société et d’agir en-semble mais nous ne savons pas encore nous représenter ces nouvelles façons de faire.

Le fait associatif, dans sa diversité, est au cœur des quatre transitions : les associations instituées, les collectifs, les réseaux, se constituent en communautés d’action pour se donner un pouvoir d’agir face aux enjeux des quatre transitions. Cette capacité d’initiative, présente sur les territoires, dans les milieux professionnels, dans les réseaux de l’univers numérique, reste cependant fragile, dispersée et financièrement dépendante, faute d’un langage commun et d’une  vision stratégique partagée. Les techniques d’organisation associative du XXe siècle, inspirées des principes de la démocratie représentative et des appareils politiques, ne répondent plus aux besoins et aux attentes correspondant aux formes nouvelles de l’engagement, qu’il soit bénévole, professionnel ou les deux à la fois. Les communautés d’action et les associations qui les animent doivent imaginer de nouvelles règles de gouvernance.

Dans les quatre transitions, l’économie des biens communs (ressources naturelles, production de connaissances, données publiques, biens communs culturels et numériques) est en passe de renouveler en profondeur l’idée même de richesse. La reconnaissance du rôle joué par l’économie sociale et solidaire va dans ce sens et peut donc être considérée comme un acquis politique. Mais le traitement par la loi de l’ESS comme un secteur statutaire de l’économie la condamne à un rôle supplétif, celui des activités de réparation et de compensation de l’économie de la performance financière. Dans la transition écologique-économique, l’ESS ne peut jouer son rôle pionnier que si elle s’émancipe de cette fonction subalterne.

Notre conviction est que la matrice associative est nécessaire au développement du pouvoir d’agir des citoyens, des acteurs économiques, des communautés d’action dans le contexte des quatre transitions. Nous considérons le passage d’une démocratie de la représentation à une démocratie de l’initiative et du pouvoir d’agir comme l’enjeu politique commun des associations et des acteurs de l’ESS.

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