L'autre économie, celle des femmes…

Réalisé sous la direction d’Isabelle Guérin, de Madeleine Hersent et de Laurent Fraisse, cet ouvrage donne à voir le contexte d’émergence, le mode de fonctionnement, la diversité de trajectoires et le potentiel réformateur d’une multitude d’initiatives locales menée par des femmes en faveur du développement.

Services collectifs de restauration en Amérique latine, groupe d’épargne et d’accès au crédit en Inde, coopérative de production de beurre de karité au Burkina Fasso, prise en charge des questions d’assainissement et de récupération des déchets dans certaines métropoles, ces actions collectives menées sont encore trop souvent méconnues.

Pourtant, elles font la preuve de la capacité d’auto-organisation de ces femmes face aux contraintes domestiques et agricoles qui pèsent sur elles. Elles viennent ainsi répondre à la question centrale de l’articulation entre sphère productive et reproductive, au cœur de la réflexion des acteurs sociaux et des chercheurs qui croisent leur point de vue dans cet ouvrage.


Questions à Isabelle Guerin, socio-économiste, chercheuse à l’Institut de Recherche pour le Développement et co-auteure de l’ouvrage.


D’où ces initiatives de femmes tirent-elles leur force, leur dynamisme et leur potentiel d’innovation et de créativité?
_ Elles n’ont pas le choix. Face à l’adversité, on observe que les personnes, hommes ou femmes, font preuve d’une imagination sans limite, à la fois pour survivre et maintenir leur dignité. Aujourd’hui, de nombreuses femmes sont confrontées à de nouveaux défis. Du fait de la précarisation et de l’informalisation de l’emploi, les hommes assument de moins en moins leurs responsabilités financières d’entretien de la famille.
_ Les politiques néo-libérales et la recherche de croissance à tout crin contribuent à la fois à détériorer les services publics de base et à accélérer la dégradation des ressources naturelles. Considérées dans de nombreuses sociétés comme les gardiennes du bien-être familiale, les femmes sont donc acculées à des responsabilités grandissantes, tandis que les normes patriarcales font preuve d’une très grande inertie. La seule issue consiste à s’organiser, mutualiser les énergies afin d’assurer la survie familiale tout en contournant les contraintes multiples auxquelles elles sont confrontées, qu’il s’agisse de l’accès aux ressources, de l’hostilité de l’environnement institutionnel ou du poids des normes patriarcales.

En quoi participent-elles d’un renouvellement de l’action politique?
_ Au-delà de leur rôle économique, ces initiatives se caractérisent par une volonté, même si elle n’aboutit pas nécessairement, de faire évoluer les modes de régulation. Mais l’action politique épouse rarement la rhétorique contestataire des mouvements sociaux. Face à une volonté d’action plus que de revendication, face à une posture militante trop risquée pour de nombreuses femmes, les initiatives proposent des stratégies plus pragmatiques misant sur le dialogue et la discussion.

_ Délibération et dialogue sont également au cœur du fonctionnement interne des initiatives : les actions économiques sont ancrées dans des espaces de discussion et de socialisation. L’appartenance à un groupe permet de se construire une identité, de se projeter dans l’avenir. Dans un contexte de forte domination, la prise de parole et l’échange de points de vue permettent de lutter contre l’isolement, de remettre en question les stéréotypes et de bousculer les mécanismes identitaires, d’enclencher des prises de conscience et « d’ouvrir des espaces de possible ».

Dans quelle mesure peuvent-elles, selon vous, inspirer ou servir de modèles à des projets associatifs relevant de l’économie sociale et solidaire en France?
_ Les initiatives de femmes existent aussi en France. Le chapitre de Madeleine Hersent et Pierrette Soumbou les décrivent en détail. Comme ailleurs, la question centrale porte sur la pérennisation de ces initiatives et leur capacité à passer d’un rôle de résistance à un rôle de transformation sociale. Ce potentiel réformateur reste entravé par de nombreuses contraintes.
_ La conclusion de l’ouvrage fait deux propositions majeures. La première s’inscrit dans une politique de la reconnaissance et propose de multiplier et de consolider les alliances. La seconde proposition consiste à généraliser et à systématiser ce que certaines initiatives appellent déjà de tous leurs vœux et qui fait également écho à diverses réflexions contemporaines : une nouvelle conception de la richesse, qui considérerait les activités de lien et de soin non pas comme des activités subalternes, invisibles et féminines, mais comme des activités essentielles pour l’épanouissement des individus, femmes et hommes, et pour la pérennité de nos sociétés et de notre planète.

Femmes, économie et développement : de la résistance à la justice sociale. Isabelle Guérin, Madeleine Hesent, Laurent Fraisse. Editions Eres, 382 pages.

Leave a Comment