Les réalités sociales sont une chose, la façon dont on les comprend en est une autre. Or la manière de voir la pauvreté joue un grandrôle, tant sur l’orientation des politiques publiques que sur les personnes concernées. Au fil de notre histoire, différentes lectures du phénomène se sont opposées. Nous sommes à nouveau, aujourd’hui, face à un choc de représentation, si ce n’est un choix de société.
La pauvreté a toujours existé mais ce n’est qu’au XIXe siècle, dans le sillage de la révolution industrielle, qu’émerge une «question sociale».
Deux approches s’affrontent alors. La première, moralisatrice, distingue les bons des mauvais pauvres : les bons, des innocents dont la figure emblématique est l’orphelin, ont été frappés par le sort. Dignes de pitié, ils appellent le dévouement. Les seconds ont précipité leur destin en cédant aux vices de la vie moderne : alcoolisme, paresse, négligence, immoralité… S’il est légitime de s’occuper d’eux, l’enjeu est moins de
les tirer d’affaire que de les régénérer moralement. Les sanctions judiciaires peuvent être l’instrument de cette régénération, à côté des bonnes œuvres de l’Église.
L’autre lecture, sociale et économique, va renouveler la question en en faisant un problème de masse, appelant une nouvelle compréhension et de nouvelles formes d’intervention. L’urbanisme, avec ses préoccupations hygiénistes, est l’une de ces formes ; le développement des caisses d’épargne, puis des institutions de l’État-providence, en est une autre. La version socialiste de cette lecture fait de la pauvreté une conséquence inéluctable du développement du capitalisme. Même si elle envisage à terme que les travailleurs appauvris reprennent en main leur destin par la révolution, elle partage avec l’approche moralisatrice et caritative un certain fatalisme qui place la pauvreté sous le signe de la nécessité.
La version bismarckienne de la lecture sociale et économique, élaborée pour prévenir le risque révolutionnaire, refuse ce fatalisme. Elle imagine et développe l’État-providence comme un ensemble de filets de sécurité garantissant au monde ouvrier et à ses membres les plus fragiles une assurance contre les risques de l’existence : la maladie, la vieillesse impécunieuse, la perte d’emploi. Ces institutions sont mises en œuvre entre la fin du XIXe siècle et les années 1950. Elles sont aujourd’hui assumées par l’ensemble du champ politique, et même si la gauche et la droite n’ont pas la même vision de leur avenir, personne n’envisage de les faire disparaître.
Mais le débat a rebondi avec l’apparition, dans les années 1980, des « nouveaux pauvres ». Alors que la croissance économique et les institutions de l’État-providence avaient marginalisé la pauvreté, la crise économique change la donne. La jeunesse, privée de perspectives, prend le relais de la vieillesse comme figure de la pauvreté. La précarité et le chômage s’imposent comme les facteurs décisifs. Cette évolution est
comprise par l’ensemble du champ politique et institutionnel, mais les analyses divergent et on observe un retour insidieux des lectures traditionnelles.
On note ainsi une résurgence de la lecture socialiste, pointant la responsabilité d’un capitalisme prédateur impitoyable aux plus faibles.
À l’appui de cette thèse, la montée des inégalités, la violence sociale des restructurations industrielles. À son défaut, certains pays semblent y
échapper, notamment dans le monde nordique ou aux Pays-Bas. La lecture moralisatrice voit toujours les pauvres comme des paresseux, qui
se distingueraient en outre aujourd’hui par leur capacité à profiter du système. C’est faire bon ménage de tous ceux qui ne recourent pas à leurs droits sociaux.
Ces deux visions opposées sont aussi réductrices l’une que l’autre. D’un côté on aurait des êtres irresponsables, écrasés sous la fatalité. De l’autre des calculateurs habiles et cyniques. Il est possible de sortir de cette alternative, en développant une vision axée sur l’autonomie, envisagée sous la forme dynamique d’un parcours ou d’un apprentissage. Le monde associatif et notamment celui de l’éducation populaire, porteur depuis l’origine d’un idéal d’émancipation, a ici son mot à dire.
Richard Robert , Edito du dossier « les différents visages de la pauvreté ».
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